Vol humanitaire sur EREVAN (EPEBAH en cyrilique )
par Zoltàn KOVACS (Commandant de Bord A300)
|
Un petit matin gris et frileux, ce lundi 12 décembre 1988 où un Airbus A300 d'Air France décolle à 5 h du matin, destination Arménie : Erévan, le port de la détresse.
Avec Bernard Conchon, le tout jeune chef de la division Airbus, j'ai le plaisir d'assumer la responsabilité de ce vol pas comme les autres.
Mais revenons quelques soirs en arrière.
Le mercredi 7 décembre à 11 h, l'heure où les écoliers attendent la sortie, l'heure où les administrations, les magasins, les usines regorgent de monde et d'activités, la vie s'est arrêtée brutalement à Leninakan.
Au centre de la république socialiste d'Arménie les monts de Caucase ont tremblé, déclenchant un séisme terrible et un drame sans commune mesure dans la mémoire des hommes.
De cette région fermée au reste du monde, des chiffres terrifiants, des images d'horreur, des appels d'agonie nous arrivent par tous ceux qui peuvent porter un message.
La stupeur saisit le monde entier
"Pourquoi" ? Pourquoi faut-il une épreuve de plus à ce peuple déjà tant éprouvé ?
le 7 décembre 1988 : Le séisme d'une magnitude de 7 sur l'échelle de Richter s'est produit à 11h41, au nord-ouest de l'Arménie, dans la région de Spitak. Plus de 300 villes et villages de la région ont été touchés alors que Spitak, à l'épicentre du séisme, a été détruite en 30 secondes.
Environ 40 % du territoire de l'Arménie a été touché par le séisme. Près de 970 000 personnes se sont retrouvées dans la zone sinistrée.
L'hiver 1988, étant l'un des plus froids depuis de nombreuses années, ceux qui avaient survécu risquaient de souffrir des basses températures qui atteignaient —35°C.
Il a vite été clair que la situation devenait incontrôlable. La plupart des hôpitaux de la région étaient détruits, beaucoup de médecins étaient morts ou blessés, les systèmes d'approvisionnement en électricité et en eau étaient endommagés. La centrale nucléaire de Metsamor a été arrêtée suite au séisme., Les autorités locales n'étaient pas prêtes à affronter une catastrophe d'une telle ampleur.
111 pays dont la Belgique, le Royaume-Uni, l'Italie, le Liban, la Norvège, la France, l'Allemagne et la Suisse ont aidé l'URSS en fournissant des équipements pour les travaux de sauvetage, en envoyant des spécialistes, de la nourriture et des médicaments. La communauté internationale a également participé à la reconstruction de la région sinistrée.
Pour la première fois l'Union soviétique ouvre ses portes à la presse et à l'aide occidentale.
Dans un élan de solidarité internationale, des avions arrivent de toutes parts vers Erévan, capitale de la république d'Arménie et l'un des rares aéroports à capacité internationale.
Trois jours après la demande d'assistance émanant de Moscou, le premier avion d'Air France décolle dans la brume d'un petit matin ; destination Marseille, Istanbul, Erévan.
La veille encore, l'après-midi une effervescence au niveau de la direction des Opérations Aériennes, mais rien n'était décidé. Et puis, vers 17 h la décision de la cellule d'urgence du ministère des Affaires étrangères et l'accord d 'Air France arrivent : nous faisons le vol, le lendemain à la première heure.
C'est un Airbus A300 qui a été choisi. Passagers peu habituels à l'aérogare de Charles de Gaulle, 60 sapeurs de la brigade des Pompiers de Paris embarquent avec casques et bagages, dans un ordre parfait.
Certains nous parlent de Mexico et de l'expérience qu'ils ont pu y acquérir déjà : « ici ça risque d'être plus dur ».
A la 1 ère escale, nous embarquons un second détachement de 120 marins pompiers, spécialistes des sauvetages et une délégation de médecins conduite par le professeur Robert Vigouroux, maire de Marseille.
L'escale est mouvementée car bien sûr tous veulent embarquer un maximum de matériel et de médicaments nécessaires à leurs interventions.
Chargement insolite : l'Airbus en cabine a une allure peu habituelle avec un monceau de sacs et de casques, amarrés sur les sièges disponibles.
A la dernière minute, le responsable des marins vient nous voir : « II n'y a plus un coin de libre et j'ai encore mes tentes à monter : il fait - 10° là-bas ; où est-ce qu'on va coucher ? »
J'ai connu ça dans d'autres circonstances déjà : le choix impossible entre ce qui est indispensable et ce qui est très important.
L’étape suivante est sans histoire ; une ambiance chaude et sympa entre l'équipage et les sauveteurs.
L’escale d'Istanbul est nécessaire car nous ne savons pas si nous trouverons du carburant à Erévan, pour notre retour.L’escale est très courte d'ailleurs et la dernière étape nous engage, entre mers Noire et Caspienne, dans une zone bien peu fréquentée par nos couleurs.
Dès le premier contact radio, l'activité semble intense et fébrile : un peu en anglais, mais surtout en russe, ça appelle de tout bord.
Une collision, la veille entre un avion russe et un hélicoptère, due vraisemblablement à une intensité peu habituelle du trafic aérien, met tout le monde sur ses gardes.
Par contre, une bonne surprise: l'accent est un peu rugueux mais l'anglais du contrôle aérien est tout à fait satisfaisant.
Par prudence, un médecin arménien, faisant partie de l'équipe de secours, nous assiste au cockpit, le casque sur les oreilles et le micro prêt à intervenir.
Et puis, tout se passe bien. Ça se croise dans tous les sens, un coup à gauche, un coup à droite suivant des procédures peu habituelles mais au sortir de la couche de nuages, la ville d'Erévan, illuminée et la piste se trouvent devant nous. Vue d'ici, nulle trace de séisme. La nuit cache les misères et puis, il est vrai, les gros dégâts sont plus au nord vers Leninakan.
Atterrissage sans problème, sur une piste horriblement cahoteuse.
C'est en dégageant la piste que l'on découvre la multitude d'avions parqués sur le terrain. II y en a partout, de toutes les origines, de toutes les tailles : sur les taxiways, dans l'herbe, sur les aires de manœuvre.
II faut se faufiler au milieu de cette foule, craignant à tout instant d'accrocher une aile, de souffler un plus petit.
Dans ce gymkhana, le premier témoignage d'amitié nous vient par la radio « Spassiba Franzousky » : « Merci les Français ».
Notre interprète arménien traduit, heureux de cet accueil, heureux de pouvoir aider son peuple, lui qui est un peu d'ici et un peu de là-bas.
On nous gare enfin, au milieu d'un fatras d'avions, de camions rudimentaires et d'engins de toute sorte.
Dès que les réacteurs sont arrêtés, une foulé considérable se bouscule au pied de l'avion : des militaires de tous rangs, de tout poil, des officiels reconnaissables et des officiels méconnaissables, des organisations d'aide de toutes sortes : ceux qui attendent du matériel, ceux qui attendent des renforts et puis, il y a les autres, tous ceux qui, étonnés mais heureux viennent simplement voir que devant la détresse, les hommes savent parfois oublier leurs différences.
Pourtant, c'est là que les problèmes commencent.
En Union soviétique, on a beau couler à pic, on vérifie tout de même l'identité du sauveur avant de saisir la bouée qu'il vous tend. Le responsable de la police, tout en remerciant chaleureusement les sauveteurs, vérifiera chaque identité avant de laisser débarquer, après deux heures de contrôle, le premier passager de l'avion.
Et puis, mais on s'y attendait, les moyens techniques sont plus qu'insuffisant.
Une bonne surprise : il y a du carburant, par contre rien pour décharger l'avion.
La technique fait défaut mais les bras ne manquent pas. Alors, tout le monde retrousse ses manches et colis par colis, une soute après l'autre, avec des cris, avec des rires, l'avion est déchargé en près de trois heures.
Dans ce joyeux « foutoir », le silence se fait parfois autour d'un homme qui raconte. II parle en arménien et nos amis traduisent l'essentiel, mais au-delà des phrases brèves, des mots qu'on ne comprend qu'à demi, il y a son regard et surtout le silence de ceux qui savent, de ceux qui ont vu et n'oublieront plus jamais.
A Erévan et surtout à l'aéroport que nous n'avons pas pu, faute de temps, quitter pendant ces six heures d'escale, aucune trace de dégât.
L'épicentre du séisme se trouvait plus au nord à Leninakan et surtout à Spitak. Les médecins français, déjà sur place depuis quelques jours, nous disent leurs difficultés à se rendre sur les lieux, faute de moyens de transport et d'organisation.
Un chirurgien de Médecins sans Frontières, m'explique : « Bien sûr, il y a des blessés, des dialyses rénales à faire, mais il y a surtout des enfants perdus, des hommes affamés, par centaines, par millier, qui errent à travers un cahot d'apocalypse. Ils ont besoin, avant tout, de vêtements, de couvertures, de vivres et surtout de structures capables de reprendre l'organisation de l'aide à long terme.
Pendant nos six heures, là-bas, des femmes, des hommes sont venus, un sourire triste au fond de leurs yeux.
Un équipage entier de l'Aeroflot nous invite dans son avion, faute de pouvoir faire mieux.
Avec des mots que l'on ne connaissait pas et que l'on comprenait bien pourtant, tous voulaient dire merci : merci de l'aide que l'on a pu y apporter, merci surtout d'être là avec eux.
Le départ a été folklorique aussi
Englué parmi une meute d'avions, d'engins de toute sorte, de conteneurs vides, éparpillés sur tout le terrain et de passerelles en panne, il a été difficile de s'extraire de là, sans fourche et sans tracteur pour pouvoir nous repousser.
Qu'importe le côté bricolage, les formalités que l'on ne comprend pas toujours, les doutes sur la météo ou les 25 h passées dans un avion, qu'importe aussi ce qui se dira plus tard par tous ceux qui n'y étaient pas.
II y a des instants privilégiés où, au-delà de toutes leurs différences, les hommes retrouvent l'amitié par-dessus les frontières.
S'il n'avait eu que cela dans ses soutes, le vol Air France 4310 avait toutes les raisons de s'être posé à Erevan.
Les 12 membres de l'équipage sont heureux d'avoir été là-bas : je suis fier d'avoir été l'un des leurs.
« Spassiba Franzouski ... Merci d'être venu.